Cheikh Anta Diop sur la religion (Par ASANTE Harouna)

« Question délicate, mais capitale ! Un vrai croyant change plus facilement de parti politique que de religion, car sa foi engage sa personnalité entière. Toutes les religions mondiales sont en train de s’organiser sur des bases nouvelles pour s’adapter aux circonstances. Tant que certains problèmes métaphysiques ne seront pas tranchés, – touchant à l’origine de la matière- et ce n’est pas pour demain, même des savants en grand nombre continueront à conserver une foi religieuse, le marxiste s’il veut être réaliste ou efficace devra longtemps encore compter avec la religion, nous n’assistons pas à la phase de paupérisation de celle-ci.

Il n’est pas étonnant de constater que toutes les forces extérieures d’origines diverses qui ont cherché jusqu’ici à diriger l’Afrique noire sur le plan temporel, c’est-à-dire politique et matériel, et qui trouvent maintenant la tentative démesurée de se retrancher sur le terrain religieux. Certains Pères pensent, de bonne foi, que l’Afrique noire a le droit et le devoir même d’aspirer à une indépendance authentique à condition de devenir chrétienne. Ils ne se rendent pas compte que c’est tenter la colonisation des âmes après avoir échoué dans la colonisation matérielle et politiques les tenants de chaque religion raisonnent, dans leur for intérieur de cette manière, on aboutira à une situation très peu brillante, confiant même à la guerre de religions. On sait la gravité de la situation en méditant les quelques chiffres qui suivent.

D’après les dernières communications faites à l’Académie des Sciences, la majorité des Africains, 85 millions pratiquent le culte ancestral : nous disons un monothéisme à demi oublié. 28 millions sont musulmans, 15 millions sont protestants. Chrétiens et musulmans ont une liturgie, sont organisés et peuvent faire de la propagande religieuse. Les uns et les autres déploient des efforts fébriles pour convertir les autres qu’ils appellent païens. Ainsi donc l’occidentalisation et l’orientalisation définitive de l’Afrique est liée au succès des uns et des autres. Il est raisonnable de penser qu’un gouvernement fédéral africain donnera des armes égales aux tenants de la religion ancestrale en provoquant un conseil œcuménique et ses prêtres, pour permettre la création d’une hiérarchie, d’une liturgie mieux adaptée, la formation et l’éducation d’une caste de prêtres à l’échelle du continent, l’approfondissement et la normalisation du dogme sur la base du Monothéisme ancestral. Ce faisant, le gouvernement fédéral futur protégera le continent de toute nouvelle pénétration insidieuse de l’étranger, mettra les africains à l’abri de toute aliénation culturelle.

Il serait réaliste de penser qu’on pourrait passer sans transition de l’état actuel des choses à une conscience marxiste dans ce domaine de la religion… Ainsi s’achève cette brève revue des problèmes culturels africains. »   

(Extrait de l’article  Un continent à la recherche de son histoire)

Analyse du texte

Dans ce passage, il répète subtilement son avertissement à ceux qui voudraient se livrer à la critique religieuse. Souvenons-nous qu’il avait dit que la religion est une affaire personnelle. Il est toujours animé par cette pensée qu’il a émise : « tout africain sérieux qui veut être efficace à son pays à l’heure actuelle évitera de se livrer à des critiques religieuses». Il réaffirme dans cet écrit que ce serait une erreur de croire que même les sceptiques abandonneront leur religion. Cela explique l’importance de la foi.

Cette recommandation de Cheikh Anta Diop pourrait s’expliquer par le manque d’idéologie dans les religions traditionnelles africaines. Le sociologue Abdoulaye Bara Diop et ancien directeur de l’IFAN explique : « Elle (la religion traditionnelle) n’a pas été non plus, capable de protéger efficacement ses adeptes- idéologiquement et pratiquement- contre les abus du pouvoir monarchique, comme l’islam a tenté de le faire au moment où sévissait le plus de violence, avec l’accroissement de la traite des esclaves, à partir du milieu du XVII e siècle » . Si l’Afrique n’a pas pu se défendre contre les invasions extérieures, cela pourrait s’expliquer par une carence d’idéologies de la religion dite ancestrale. Comme Coovi Gomez l’a reconnu, il n’y a pas de support dans cette religion dite ancestrale pour assurer la conformité des rites et des pratiques.

Il n’a pas de texte en tant que tel véhiculant des doctrines, des pensées voire même des valeurs pour la protéger, voire la diffuser. Toutefois, il ne faudrait pas commettre la confusion en affirmant que nous avons dit qu’elle n’a pas de valeurs. Nous mettons tout simplement en évidence ce qui a constitué sa vulnérabilité. C’est l’une des raisons pour lesquelles Cheikh Anta Diop préconise une formation des prêtres en vue de faire face à toute domination comme ce fut le cas avec les musulmans qui armés d’une idéologie religieuse ont pu faire face non seulement à l’esclavage mais aussi à la colonisation.

Beaucoup de peuples animistes se sont d’ailleurs convertis à l’islam en vue de faire face aux pillages comme l’affirme Vincent Monteil : «  La conversion de Lat-Dor et de tous ses tiédos à l’islamisme parait une garantie, car elle mettra fin au brigandage. »

Concernant ce que certains appellent abusivement religions révélées ou idéologies importées, Cheikh Anta Diop écrit dans Civilisation ou Barbarie : « On mesure alors, combien est impropre, quant au fond, la notion, si souvent ressassée, d’importation d’idéologies étrangères en Afrique : elle découle d’une parfaite ignorance du passé africain ». Il poursuit en disant : « Par conséquent, aucune pensée, aucune idéologie, n’est par essence étrangère à l’Afrique, qui fut la terre de leur enfantement. C’est donc en toute liberté que les africains doivent puiser dans l’héritage commun de l’humanité, en ne se laissant guider ²que par les notions  d’utilité, d’efficience. »

Ceci est également un autre passage que citent certains à tort pour appeler à l’éradication de l’islam ou du christianisme. D’autres s’en servent aussi pour dire que Cheikh Anta Diop aurait abandonné l’islam. Ce passage ne fait que confirmer la position avancée par le chercheur dans Nations Nègres à savoir que la religion est une affaire personnelle. Ce que prône le savant ici, c’est le respect de toutes les religions qui existent en Afrique. N’oublions pas aussi qu’il a plaidé pour que « chaque croyant puisse librement pratiquer sa religion dans les conditions matérielles meilleures. » Par conséquent, il ne peut pas appeler à l’éradication des religions. Toute sa vie, il a appelé à la fraternisation universelle. Cela ressemble à ce qui se passe au Burkina Faso où  ‘’la religion africaine ’’ vient d’être reconnue dans les institutions tout comme l’islam et le christianisme. 

Il serait préférable d’éviter de se servir de ce passage pour faire croire que Cheikh Anta Diop a appelé à ce que tout le monde abandonne l’islam ou le christianisme pour la pratique du culte ancestral. Si tel était le cas, il n’aurait pas vanté le mérite des guides religieux musulmans dans ses écrits comme nous l’avons mentionné dans certains passages de cet ouvrage. « Quoiqu’il en soit, l’enseignement de  Ahmadou Bamba reste plus que  jamais valable sur le plan national. » Disait-il dans Nations Nègres. Il n’hésitera pas à demander la conservation et la vulgarisation des écrits des religieux mourides et tidjanes dans le patrimoine sénégalais. Ce que demande Cheikh Anta Diop ici, c’est le fait d’étouffer les minorités religieuses quelle que soit leur appartenance. Toutes ces religions méritent une protection au même titre. Ce n’est donc nullement un appel à l’éradication des religions révélées comme le pensent certains.

En 1956, lors du premier congrès des écrivains noirs, il affirme  : «  Lorsque nous aurons créé, comme on vient de le dire, un Etat continental et multinational, il faudra, quoiqu’on dise, le doter d’une superstructure idéologique et culturelle qui sera un de ses remparts essentiels de sécurité. Cela veut dire qu’il faudra que cet Etat, dans son ensemble, soit conscient de son passé, ce qui suppose l’élaboration de l’Histoire Générale du Continent englobant les histoires particulières des différentes nationalités. »

En  février 1952, il écrit dans La voix de l’Afrique noire, Bulletin mensuel de l’association des Etudiants du RDA : «  L’objectif n°1 dans la lutte d’indépendance nationale que nous menons et que tout peuple opprimé doit mener jusqu’au succès ou jusqu’à sa disparition totale, est de provoquer la prise de conscience de tous les Africains de l’Afrique Noire. Nous entendons par prise de conscience le travail d’avant-garde qui amènera chaque africain, depuis le Sahara jusqu’au Cap, depuis le citadin (ouvrier, artisan, notable, fonctionnaire) jusqu’au paysan. Depuis le Musulman jusqu’au Chrétien, en passant par les disciples des religions paléonigritiques ». Dans le même texte, il affirme que l’objectif final est l’indépendance nationale du continent noir.

Il affirme également que lutter pour l’atteindre (l’indépendance nationale) « est conforme à l’enseignement du Coran, du Christianisme et au progrès de l’humanité, c’est même à l’heure actuelle la plus grande contribution que nous puissions apporter à ce progrès. »  Ce passage montre que Cheikh Anta Diop loin d’être opposé aux religions appelait même à s’en servir dans les combats d’émancipation du peuple noir. En réalité l’enseignement du Coran et du Christianisme encouragent plus le combat pour atteindre l’indépendance contrairement à ce que certains pourraient penser. Beaucoup de chefs africains ont été influencés par l’enseignement de la Bible ou du Coran dans la résistance contre la colonisation.

C’est ainsi que lorsque les colons ont voulu persuader Cheikh Hamahoullah, le Chérif de Nioro à collaborer et à porter leurs médailles, il a répondu : « Mon Dieu ne me le permet  pas . » C’est à partir de sa foi et des enseignements du Coran que Mouhammad Ahmad Al Mahdi a résisté aux britanniques chez lui au Soudan. Samory se faisait appeler l’Almamy. Au Sénégal, on pourrait citer plusieurs cas dont celui de Maba Diakhou Ba, Cheikh Ahmadou Bamba, Mamadou Lamine Dramé et Fodé Kaba. Animés de leur foi, ces résistants ont refusé toute idée de soumission et de compromission face à l’envahisseur. Ils se sont battus parfois au prix de leur vie juste pour assurer la dignité de leur peuple .

Si Cheikh Anta Diop appelle quasiment à une reforme de ‘’ la religion africaine’’ pour mieux la protéger, cela ne veut en rien dire qu’il aurait renié sa foi musulmane. En effet, en tant que quelqu’un qui veut respecter la foi et la croyance de tous, ce n’est pas du tout étonnant qu’il appelle au respect de ceux qui représentent une minorité. Ils méritent aussi une protection comme les autres. Cela ne signifie pas non plus qu’il nous appelle à un retour à la religion d’Osiris comme le clament certains.

Auteur

ASANTE Harouna

Chercheur indépendant

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